PREMIER COURS À YERSIN
Un matin au début du mois d'août 1966, lors de ma mission de coopérant militaire au lycée Yersin de Dalat, je me suis retrouvé pour la première fois devant une classe de troisième pour donner le premier cours de ma carrière d’enseignant en géographie.
En préparant ma licence d'histoire, puis celle de géo, jamais je n'aurais imaginé que je puisse faire un jour des cours dans un lycée d'Extrème-Orient et moins encore à des élèves vietnamiens. Sans aucune formation pédagogique, j’ai du affronter une classe de jeunes adolescents mixtes et devoir pendant deux ans assurer un enseignement dans deux matières, qui n’avaient pas le prestige des cours de langues, de maths ou de sciences.
J'avais pour seule expérience préalable que celle vécue durant ma scolarité en France et je me suis servis ce matin là de mes propres souvenirs pour démarrer le cours.
Je me suis souvenu qu'un de mes profs au lycée s’était présenté à la classe, non seulement oralement, mais en écrivant son nom au tableau noir et j'avais trouvé cela élégant. Aussi, après avoir souhaité la bienvenue aux élèves dans mon cours et les avoir remercier de faire confiance au système scolaire français, je me suis présenté comme coopérant militaire enseignant, en écrivant mon nom au tableau.
Mais ensuite que faire ? Je me suis également souvenu qu'un prof, contrairement aux autres, avait présenté le programme du cours de l'année et je l'ai fait brièvement, en les informant que le cours de la troisième en géographie allait s'intéresser à la connaissance de la France et du Vietnam dans ses aspects physiques, humains et économiques.
Puis, c'était là une tradition incontournable, j'ai fais remplir une fiche de renseignements aux élèves.
Dans le dépouillement des fiches je me souviens avoir remarquer que le nombre d'enfant par famille était élevé au moins quatre ou six, allant jusqu'à 19 pour le record enregistré. L'élève ayant marqué ce nombre impressionnant avait même ajouté "Dois-je compter mes sœurs et frères décédés?
Alors qu'ils rédigeaient cette fiche, voilà qu'un planton entre dans la classe pour me présenter la liste de relevé des présents.
J'en ai profité pour tester l'humour des élèves en disant :
- Pour aller plus vite et ne pas perdre trop de temps, les absents levez la main !
Pas un rire, mais de l'étonnement de la part des élèves, qui visiblement ne s'attendent pas à de l'humour de la part d'un respectable professeur.
- Eh bien tant pis ! Puisque que les absents ne se manifestent pas, voyons si les présents seront plus loquasses !
Et me voilà le nez sur une liste de noms bizarres. Déjà, avec les noms propres français je ne suis pas à l'aise dans leur lecture, aussi je redoute le pire en devant lire à haute voix celle de noms vietnamiens dont j'ignore tout de leur langue natale. En plus, je n'ai pas eu l'idée de la faire lire par le planton vietnamien qui aurait été plus efficace que moi dans cet exercice.
Bref, je me lance dans l'appel et bien sûr j'écorche chaque nom à leur lecture, au point que les élèves ont du mal à reconnaître leur personne et là surprise curieusement mes maladresses de prononciation suscitent leurs rires.
Ce n'est pas une chose à laisser faire du point de vue de l'autorité d'un prof. Si les élèves rient à propos de mon humour, c'est logique ; mais sur mon inexpérience, c'est un manque de respect. Suite à de nouveaux rires, j'arrête le déroulement de l'appel, regarde la classe en durcissant le regard, en fixant les irréductibles du rire dans les yeux pour obtenir le retour au calme. Mon silence impressionne les élèves.
- Alors maintenant sachez que le prochain qui se moque de son camarade à l'appel de son nom encourt une punition. C'est compris ? On peut continuer ?
Je poursuis l'appel, dans le calme, les élèves se contentant de rectifier la prononciation de leur nom et moi de les en remercier.
L'appel terminé et le planton sorti de la salle de classe, je ramasse les fiches et signale que je souhaite avoir pour la semaine prochaine une photo d'identité de tous pour accompagner ces fiches, afin de rapidement pouvoir les reconnaître et mieux les connaître, une innovation qui a fait, je l'ai su ensuite, du bruit dans le lycée comme dans les familles. En réalité, mon regard était dans l'impossibilité de différencier physiquement les élèves faute d'habitude. Tous semblaient avoir le même visage, par moyen de distinguer les filles des garçons, sinon que par la longueur de leurs cheveux, les minijupes de filles et les jeans des garçons.
Puis, je demande s'ils disposent d'un manuel pour ne pas faire des cours semblables à leur livre. Je donne l'ordre qu'ils le sortent, car ils en avait reçu un, provenant du bibliothécaire du lycée, ce qui justifiait leurs frais d'inscription.
Je saisis un ouvrage sur une table du premier rang et surprise : voilà que je me retrouve en face d’un livre ancien d'apparence fort usagé, dont le titre m’interpelle immédiatement "La France et ses colonies". Je reste étonné, puis je regarde l'auteur du manuel "M.Demangeon". Je connais l'auteur : il a été le prof de mes profs de facs, une figure universitaire décédée. J'ouvre le livre pour voir la date d'édition "1929". Bigre ! Nous sommes en 1966 et voilà que les élèves reçoivent un bouquin édité dans l’entre-deux-guerres. Les élèves demeurent silencieux durant cette investigation.
J'essaie à nouveau l'humour pour voir leur réaction.
- Je ne vous ai pas demandé de sortir votre livre d'histoire, mais de géographie.
Aucun rire ! Silence et incompréhension lisible sur les visages.
- Ce livre (et le montre à bout de bras) "La France et ses colonies" date de 1929, donc édité il y a plus de trente ans et bientôt quarante, avant la seconde guerre mondiale, vous n'étiez même pas nés, ni moi non plus. C'est une relique, pas un manuel de géographie.
Aucun rire !
- Sauf si je me trompe et dites-le moi, mais je crois que l'Indochine n'est plus une colonie, depuis la défaite française de Dien Bien Phu en 1954, pour vous bien sûr la victoire de Dien Bien Phu et que le Vietnam est coupé au 17ème parallèle en deux territoires l'un au Nord sous régime communiste, l'autre au Sud sous régime occidental. C'est bien cela ? Les actualités en France ne se sont pas trompées ?
Pas le moindre sourire, que des visages figés.
- Vous n'êtes pas d'accord ?
Enfin quelques timides réponses "Si si Monsieur".
Un élève téméraire lève la main. Je lui fais signe de prendre la parole.
Il m'explique que ce livre est bien le manuel de géographie et cela depuis des générations et que ses aînés, comme aujourd'hui, l'ont eu à disposition.
Je réplique que ce n'est pas possible d'accepter ce livre et que ce manuel constitue une offense à la dignité des Vietnamiens décolonisés et qu'ils doivent scolairement posséder un ouvrage récent conforme au programme officiel.
On me dit que de toute façon il n'y en a pas d'autres.
Bon il me faut prendre une décision. Je demande aux élèves de saisir leur manuel et de me suivre pour aller le restituer au bibliothécaire du lycée. Les élèves sont comme pétrifiés et ne bougent pas. Ils devinent que je suis en train de commettre une bourde et qu'un scandale risque d'éclater.
J'insiste et plusieurs élèves m'expliquent que cela n'a aucune importance, qu'il vaut mieux garder le livre sans l'utiliser si je le souhaite, que cela vaut mieux que d'aller le rendre au bibliothécaire. Mais ignorant le fond du problème, j'use de mon autorité et voilà les élèves qui quittent la salle de classe derrière moi pour aller remettre leur manuel au bibliothécaire.
Devant une arrivée massive et inattendue d’élèves, conduite par un nouveau prof, le bibliothécaire, d’un âge mûr est surpris. Il ne comprend pas ma venue et refuse d'enregistrer cette remise collective qui doit être faite qu'en fin d'année scolaire. L'affrontement verbale entre lui et moi est musclé, car je lui déclare ouvertement que je considère l'affectation d’un tel manuel comme une offense à la dignité du peuple vietnamien et lui furieux de l'audace d'un tel propos devant les élèves, déclare qu'il en référera au proviseur.
- Faites-le, c'est votre droit, mais je demande aux élèves de vous laisser là leur livre que vous les enregistrez ou non.
Les élèves hésitent et je leur demande de m'obéir en disant que ce problème est mien et pas le leur. Les pauvres s'exécutent. On remonte en classe. A peine repris place sur les bancs que c'est déjà l'heure de la fin du cours qui sonne (En France c'était une sonnerie électrique, il me semble qu'au Vietnam c'était un tambour ?)
Naturellement, dès le soir, j'ai été convoqué par le proviseur, car l'incident avait choqué tous les enseignants et le corps administratif du lycée.
M. Le Goff, proviseur en place pour une première année d’exercice, lui-même prof de français se fait diplomate. Il insiste sur mon inexpérience pour excuser ma déplorable conduite, selon lui quelque peu maladroite et offensante envers le vénérable bibliothécaire. Il déclare que ce dernier offensé par une telle restitution n'avait jamais vu de toute sa carrière une remise impérative de manuels en début d’année scolaire, conduite par un prof, en dépit du règlement et que cet incident fâcheux pourrait avoir des retombées jusqu'au consulat de France à Saigon et qu’il était prudent, pour la renommée du lycée Yersin, d’étouffer l’affaire.
- Tant mieux M. Le proviseur si en haut lieu on en est informé que l'on ose remettre un tel livre, dépassé, et injurieux aux élèves vietnamiens, je suis sûr que mon geste sera compris, car il offense le pays où nous sommes et son peuple tout entier.
Le proviseur laisse entendre qu'il fera tout pour minimiser l'affaire et que surtout je n'en rajoute pas. J'obtiens que les livres restent en bibliothèque et que les élèves s'en passeront et lui promet de son côté que l'an prochain le lycée aura des livres de géo récents, après m'avoir expliqué que faute de crédits et en raison du changement constant des programmes dans d'autres matières, le lycée devait faire des choix, qui privilégiaient les matières principales, notamment scientifiques. Je fis remarquer que depuis 1929 les matières secondaires étaient particulièrement oubliées.
Ce que j'ai appris au retour en France, dès l'été 67, c'est que le Ministère des Affaires Étrangères envoyait bien chaque année des crédits d'achat de manuels suffisants pour leur renouvellement prévu budgétairement dans toutes les matières, mais que certaines intendances de lycées jouaient le détournement des crédits pour intérêts personnels dans un pays où la corruption est de règle. Mais cela je ne le savais pas, lors de mon premier cours.
Néanmoins, les élèves ont eu dès la rentré 67/68 des manuels de géo récents et conformes au programme.
Michel Michaut