‌Arrivée à Saigon août 1966 (1/3) :  La Saigonnaise

Avant d'atterrir à Dalat au lycée Yersin, tout enseignant coopérant, envoyé au Sud Vietnam, passait immanquablement par Saigon, où le Consulat de France lui attribuait une affectation dans un des neuf lycées français en exercice dans ce pays d'Indochine. Il en a été de même pour moi.   

Je dois avouer qu'enfant et adolescent, j'ai considéré les femmes blondes comme les plus attractives. Ma mère était blonde, une vraie blonde. Je déteste les décolorées et pire encore les teintures paltinées, c'est affreux ! À cette époque la mode des Blondes battait son plein (Grâce Kelly). À la fac de la Sorbonne, j'ai eu l'occasion de rencontrer des étudiantes vietnamiennes très réservées, mais je les trouvais sans attrait, n'étant pas habitué à voir des Asiatiques dans mon quartier, comme aujourd'hui, où des rues entières sont colonisées et devenues chinoises. J'entendais parler du charme asiatique, mais je ne comprenais pas que des Occidentaux puissent sombrer dans un tel engouement esthétique, ne voyant pas où pouvait bien être ce soi-disant "charme". Comme tout français de mon époque les colonies africaines ou asiatiques étaient hors de tout intérêt.

Je me souviens encore qu'en classe de terminale, il y avait en géographie, au programme, les grandes nations, dont la Chine. Le manuel scolaire montrait en première page de cette leçon sur la Chine une illustration, en fait une photo de visages d'enfants mixtes, pour symboliser la démographie record des chinois. En regardant cette image, je me demandais comment une mère pouvait distinguer les garçons des filles, à mes yeux tous pareils et mon copain de table n'y voyait guère mieux ?                

À cette époque, j'imaginais les pays d'Asie comme des terres exotiques, où les habitations étaient du même style architectural que ceux de la cité impériale de Pékin, de Hué, ou ceux des palais royaux de Thaïlande et plus modestement semblables à la battisse du musée Guimet à Paris, devant laquelle j'ai eu parfois l'occasion de passer en vélo.

Refusant de faire mon service militaire, j'ai opté pour le service national de coopération, institué tout récemment par le général De Gaulle. Je refusais de subir un entraînement militaire, visant à tuer des personnes, dans des conflits, qui n'ont pour raison de la convoitise de territoires ou de biens.

Malheureusement je me croyais militaire plus qu'enseignant et à ce titre, comme dans l'armée, j'ai imaginé que mes repas à la cantine du lycée seraient gratuits, comme tous mes déplacements motorisés, sans avoir non plus à payer le moindre loyer ou charges d'habitations. De ce fait j'ai quitté la France sans la moindre ressource financière et étudiant je n'avais même pas de compte bancaire. Le Ministère des Affaires Etrangère à Paris n'avait même pas fourni une documentation concernant la coopération, avec cette possibilité de pouvoir gratuitement expédier voiture et mobilier en terre professionnelle.  

  J'étais tout excité à devoir me retrouver en Extrême-Orient dans un pays, où rien ne serait comme en France, ne soupçonnant pas que la présence française, durant un siècle, pouvait avoir laissé des traces de d'occidentalisation dans les paysages, notamment urbains.

Comment pourrais-je oublier ma déception en arrivant à Saigon, dès la sortie de l'aéroport en traversant les artères de la ville en car : je m'attendais à voir une ville style pagode chinoise et je me retrouvais dans des rues à la française avec des poteaux électriques identiques à ceux de nos routes. Et puis mon regard sur les femmes, le plus souvent accroupies sur les trottoirs, devant de petites étales marchandes, me désespérait, tant leur laideur était navrante ; je trouvais les chapeaux coniques ridicules, les yeux bridés horribles et ces nez aplatis comme des boutons de sonnette en plein milieu du visage sans beauté ; c'était vraiment affligeant ; je me consolais en me disant qu'en présence de femmes aussi affreuses, je ne risquerais pas d'attraper une maladie vénérienne, comme le redoutaient mes parents avant mon départ et que ma fiancée Catherine, n'aurait rien à craindre des petites tonkinoises de la célèbre chanson.

Dans le film "Good Morning Vietnam", un conseiller américain arrive à Saigon et en taxi traverse la ville pour rejoindre une station de radio US. Sur le trottoir, il remarque une jeune fille en tenue traditionnelle, avec une tunique blanche, pantalon blanc, chapeau conique et de longs cheveux dans le dos, marchant à pas lents et tranquilles. Puis plus loin, même apparition et là il se demande comment la jeune fille a bien pour faire pour se déplacer aussi vite que le taxi !!!!! J'ai beaucoup aimé ce clin d'œil à l'ao dai.        

Dans le car qui me conduisait à la cité Larégnière, cité d'hébergement du Consulat de France pour les coopérants, je vis même, lors d'un arrêt, une femme accroupie qui, en souriant, montra une rangée de dents toute noire, qui m'inspira un réel dégoût, car en plus elle était en train de chiquer du bétel. À mes compagnons de cars, comme moi novices en cette terre étrange, je fis part de mon impression et je fus totalement rassuré de constater qu'eux aussi trouvaient ces femmes vraiment horribles et l'un d'eux eu même ce mot méchant "leur seul don doit être la laideur" formule terrible, qui m'est restée en mémoire, mais à ce moment là je partageais cet avis imbécile.

Dès mon débarquement à la cité des profs, un major d'homme, d'origine étonnamment hindoue, d'où pouvait-il bien sortir, nous a réparti dans des chambres, véritables petits appartements. C'était fin juillet 66, il faisait horriblement chaud et lourd. En arrivant à la porte de ce logement, j'ai vu que les murs étaient couverts d'étranges lézards et sur le carrelage couraient de gros cafards ; toutes ces bestioles inattendues me répugnaient, au point que je me demandais si je n'allais pas trouver un serpent sous le lit.     

Alors que je restais médusé et craintif sur le pas de la porte d'entrée de la chambre, une femme de service vint à moi m'offrir ses bons offices ; elle me demanda si je voulais dîner, si je désirais qu'elle fasse mon lit ; mais mon esprit était ailleurs, très préoccupé par la présence de toutes ces affreuses bestioles. Elle devina mon désarroi et me rassura en m'expliquant que les lézards mangeaient les moustiques et qu'il n'y avait rien à redouter des cafards inoffensifs, très utiles, petits éboueurs des intérieurs de maisons, bref que ces parasites étaient indispensables à la vie quotidienne et comme je n'osais pas même entrer et me déplacer dans la pièce de peur d'en écraser un, elle me montra combien ces insectes étaient habitués aux pas des hommes et savaient les éviter, au point qu'il était très difficile d'en écraser un seul, même si on s'acharnait à les piéger et elle m'en fit une démonstration éloquente, en courant derrière eux sans succès, tant ces cafards étaient rapides dans l'esquive d'un pied mal intentionné à leur égard.  

Elle parlait avec une voix douce et légère, riait de mes craintes avec compassion et c'est ainsi que je finis par la regarder, en me demandant quel âge elle pouvait bien avoir, reconnaissant qu'il m'était impossible de m'en faire une idée : c'était une jeune femme, qui me paraissait encore être une jeune fille. Elle me proposa une moustiquaire ; j'en fus si ébahi qu'elle compris que j'ignorais tout des habitudes de son pays et elle est sortie de l'appartement m'en chercher une. Quand elle revint, elle monta les barres au quatre coins du lit et installa la dite moustiquaire de tulle blanche, puis me montra comment il fallait s'y prendre pour entrer dedans et s'y enfermer, afin d'être durant le nuit à l'abri des moustiques.    

Ne pouvant pas accepter sa proposition d'un repas faute d'argent, je me suis rendu chez mes collègues. J'ai été chaleureusement accueilli par de jeunes coopérants, comme moi, qui enseignaient à Saigon. Ils m'ont offert une boisson. Sur une table dans le canapé, trainaient des BD d'Astérix et de Lucky Luck.

Heureux d'informer un bleu, ils m'ont dressé un tableau déplorable sur la présence américaine dans le pays. En premier lieu les diverses prostitutions et les maladies vénériennes et la pratique d'achat d'une jeune fille vierge pour seconde épouse que seuls les officiers fortunés pouvaient s'offrir, pour éviter toute contamination vénérienne ; puis les relations déplorables entre les autorités vietnamiennes et françaises, la dégradation des paysages urbains avec des rues pleines de guérîtes militaires anti-attentat avec barbelés et sacs de sable, l'invasion des Suzuki et Honda en plus des vélos et automobiles, la corruption administrative vietnamienne, la censure du courrier, et d'autres maux de la guerre visibles en ville. Une pagaille urbaine à leurs yeux détestables. Ce soir là, j'en ai eu pour mon argent, avant de retourner me coucher. 

En réalité, toute la nuit il m'a été impossible de trouver le sommeil, tant les piqûres de moustiques m'infligèrent de démangeaisons. J'ai cru que j'avais mal refermé le tulle et plusieurs fois j'ai pris soin de tout refaire. Ce n'est qu'au milieu de la nuit que je découvris que la moustiquaire était criblée de trous. J'étais furieux, croyant que cette maudite vietnamienne l'avait fait exprès. Impuissant à combattre les moustiques, ne pouvant pas trouver le sommeil, j'attendis le matin pour engueuler cette femme de service, qui s'était visiblement bien moquée de mon ignorance, en pensant qu'elle avait une petite âme de singe dans un corps de vipère. Vraiment j'étais très en colère de mettre fait ainsi royalement duper.

Le matin, elle arriva tout sourire, visiblement innocente du drame de ma nuit. Je lui montrais les nombreuses piqûres, qui me brûlaient le corps, surtout les jambes et les pieds. Devinant immédiatement l'origine de mon malheur, elle se précipita vérifier la moustiquaire et passa ses petits doigts dans tous les trous qu'elle décela, n'en finissant plus de les compter et d'en rire de bon coeur. Comment se fâcher devant une attitude aussi désarmante, devant cette femme qui n'avait que la taille d'une enfant. Je la regardais surpris de sentir ma colère fondre et se dissiper comme par enchantement. Elle était de dos occupée de façon ludique à percer du doigt tous les trous de la moustiquaire. Elle portait un pantalon noir et un chemisier blanc cintré sur la taille, qui mettait en valeur l'arrondi de ses hanches. Certes, elle était petite, mais bien faite, svelte dans la perfection des formes de son corps, que je devinais à chacun de ses gestes spontanément gracieux.  

Elle se retourna et prestement elle sortit pour revenir quelque temps après avec une nouvelle moustiquaire, enleva la première qu'elle plia rapidement pour déployer la blancheur éclatante d'une nouvelle moustiquaire qui semblait toute neuve, vérifia soigneusement la maille pour me dire, avec un joli sourire de satisfaction, que maintenant je pourrais dormir en toute tranquillité. Elle avait aussi apporté un baume et pris grand soin de masser mes nombreuses piqûres pour me soulager. Tant de sollicitude me surprit, car je n'avais rien demandé et visiblement elle tentait au mieux de remédier au désagrément de ce fâcheux préjudice nocturne. 

Elle présentait un visage plus ovale que rond ; des yeux si peu bridés qu'il fallait savoir qu'ils le soient pour le remarquer ; son regard avait une expression pleine de feu tranquille, éclairé d'un sourire si lumineux que tous les traits de sa figure en étaient comme par magie transfigurés ; son petit nez, vraiment tout petit, était comme celui d'un bébé. Elle avait des cheveux flamboyants, couleur noir-bleur, amenés simplement en un chignon, qui montraient que cette femme ne cherchait en rien à plaire, la simple modestie de sa façon de s'habiller, plus proche d'une tenue de pyjama que d'un vêtement d'apparat, le confirmait ; dans son corsage, les rondeurs saillantes joliment visibles, mais parfaitement développées sans l'être trop, laissaient deviner une poitrine ferme et bien plantée. Son chemisier, bien pris autour de sa taille, soulignait l'onctuosité de son corps, qui avait une démarche légèrement ondulante, comme une douce brise marine rafraîchit l'air du jour ensoleillé. L'heureuse harmonie de sa ligne de femme respirait une forte intensité de vie. Je trouvais attendrissant qu'un corps d'enfant puisse présenter dans l'enflure du corsage, des seins fermes et pleins, sans la moindre lourdeur d'abondance de chair. Finalement, j'arrivais à cette incroyable conclusion que ce n'était pas une beauté, mais qu'elle ne manquait pas de charme, ni d'agrément dans la grâce de ses attitudes et la douceur élégante et tranquille de ses gestes.

Je sais aujourd'hui que je dois à cette femme inconnue cette incroyable métamorphose de mes premières impressions et de toute façon que ce soit elle ou une autre, j'étais condamné comme tant d'autres à succomber à cet irrésistible engouement envers le charme asiatique, qui à Yersin, avec en plus l'innocence des élèves, devint pour moi une tentation érotique insoutenable, comme pour tout jeune homme qui en subit l'attrait, mais qui, par devoir, se doit de s'abstenir.  

La seule chose que je sache à propos du charme asiatique, c'est qu'il opère sur place et non en terre étrangère où les femmes asiatiques ne peuvent plus avoir la même démarche, le même sourire, les mêmes attitudes félines et où elles sont privées d'un cadre climatique, celui de la mousson, qui abolit les volontés. Le cadre joue un rôle important dans l'obsession que l'on a du petit corps fauve et parfait de ces femmes aux seins élastiques, aux lignes graciles, aux hanches harmonieuses et à la chair voluptueuse, pourtant contraire aux canons de l'esthétique occidentale, héritée de la culture hellénique et des superbes statues antiques.

Michel MICHAUT, professeur de géographie de 1966 à 1968