Arrivée à Saigon, août 1966 (2/3) : Mon affectation à Dalat

Après une première nuit cauchemardesque, dès le matin la chaleur est incommodante et invite à prendre des douches à répétitions, alors que je n'aime pas trop bain et douche. L'hindou vient me chercher ; une navette doit venir prendre les nouveaux coopérants pour les conduire au Consulat, afin de connaître les affectations de chacun.

Au Consulat, la Franc n'étant pas autorisée à avoir une ambssade, réception par un attaché d'administration, qui nous dresse un tableau des relations difficiles entre les deux gouvernements, du fait de la présence américaine hostile aux actions post-coloniales de la France au Sud Vietnam. Il nous met en garde contre les abus de concubinage avec les Vietnamiennes et nous rappelle que les enseignants ne doivent pas céder à la tentation de séduire des élèves, en raison des plaintes de familles sévèrement condamnées pas les autorités vietnamiennes. En outre, il nous rappelle les consignes élémentaires de sécurité, en nous indiquant que nous ne devons pas quitter les zones urbaines protégées et qu'il est interdit de se rendre dans les campagnes dites "zones d'insécurité" sans autorisation préalable du Consulat. Ces consignes me rendent perplexes pour pouvoir effectuer mon étude sur les plantations de thé et de café préconisée par mon prof de fac M. Delvert, car je me doute que les plantations doivent être hors des agglomérations.

J'apprends que je suis affecté au lycée Yersin de Dalat. Peu sont nommés à Saigon. Les autres sont envoyés à Hué, Nhatrang ou Danang. Il y a neuf lycées français en exercice dans ce pays. Je ne sais pas où Dalat se situe, car je n'ai jamais entendu parler de cette ville. Mais à mon retour à la cité, les enseignants me rassurent et m'indiquent que Dalat est une localité en altitude, une sorte de station balnéaire pour les Occidentaux, située sur les hauts plateaux dans des collines de conifères, où le climat est moins chaud et plus agréable. Cette affectation me déçoit un peu, car selon mes collèges les coopérants s'amusent beaucoup à Saigon, mais en contre partie je reconnais que la ville de Dalat rendra mon intention d'étudier les plantations de thé et café plus commode par route, en évitant l'avion Saigon Dalat.

Côté démarche administrative, j'obtiens une carte consulaire à mon nom, une sorte de carte d'identité pour tout le séjour de ma coopération, qui évite d'utiliser le passeport. N'ayant pas d'argent, on accepte que je règle  ultérieurement le loyer de ma chambre à la cité. Ouf j'en suis très heureux et me demande comment je vais m'en sortir avec cette absence de ressources financières.

De mes visites en soirée chez les jeunes enseignants militaires de la cité, j'ai appris beaucoup de choses sur la situation du pays ravagé par la guerre. La politique des Américains est de regrouper les villageois au bord des routes pour mieux combattre les Vietcongs dans l'arrière pays. La présence des militaires américains est loin d'être discrète. Les conseillers et les gradés occupent les pavillons coloniaux des villes. Toutes leurs maisons sont transformées en blocus anti-attentat, avec sac de sable et barbelés obstruant le passage sur les trottoirs, ce qui donne à la ville un aspect négligé et encombré indescriptible, rendant même la circulation des véhicules sur la chaussée difficile.

Les militaires américains des villes, qui ne combattent pas, mais conseillent ou servent dans l'intendance de l'armée, recrutent des jeunes filles de la campagne comme tiba. Ils recherchent des filles vierges, craignant les maladies vénériennes. Ils ont instauré un contrôle et suivi médical très strict pour leurs domestiques. Généralement il recrute une femme d'expérience comme major d'homme pour gérer les agents domestiques. Ils pratiquent le concubinage avec une favorite que l'on dit être une seconde épouse des Américains, car beaucoup sont mariés, avec une femme américaine restée au pays. La présence d'une favorite n'exclut pas un droit de cuissage sur les autres jeunes filles de la maison, chacune ayant une mission précise à charge, soit d'être cuisinière, soit femme d'entretien.

Il existe dans l'armée américaine un PX pour chaque base militaire, afin de pouvoir ravitailler les agents et combattants américains en denrées et fournitures. Dans ces PX, les Américains peuvent se procurer, à des prix sans taxe, tout ce qu'ils désirent. Compte tenu de leur haut salaire et du faible niveau de vie du pays, leur pouvoir d'achat est pharamineux, ce qui leur permet d'être particulièrement généreux avec leurs compagnes vietnamiennes, qu'ils n'hésitent pas à éblouir de présents matériels. Il existe un marché noir des produits volés provenant des PX et sur les trottoirs de la ville un "marché aux voleurs", où on peut tout se procurer également, grâce au pillage des entrepôts militaires.

Les autorités américaines ferment les yeux sur ces combines. Elles connaissent très bien l'existence de ce trafic, mais elles considèrent que ce marché permet à beaucoup de gens, même les Vietnamiens, d'acquérir à bas prix des biens de consommation normalement inaccessibles et que ce système contribue à favoriser l'adhésion des Sud-vietnamiens à la présence américaine. Ainsi les jeunes gens et filles se baladent en Honda ou Suzuki bon marché très répandues dans les villes et beaucoup de familles parviennent à équiper leur foyer de tout le confort du "way of life" du nouveau monde.

Dans ce contexte, la prostitution est florissante sur tout le territoire, sous des formes diverses. À Saigon c'est le quartier de la rue Catinat, qui attire la clientèle houppée. Mais il existe partout des bars et des filles de bars à disposition de la clientèle que l'on peut "louer" pour différents services d'agrément, même sexuels. Lors de soirées dansantes privées on peut louer la présence de jeunes filles pour partenaires de danse. Les professeurs français préfèrent avoir recours au système des tibas, dont ils ont besoin pour assurer les courses, la cuisine et l'entretien de leur foyer. Beaucoup de tibas sont très jeunes, surtout chez les célibataires, car elles peuvent être embauchées et renvoyées à volonté sans problème de préavis ou d'indemnité. Beaucoup de Français mariés ou pas ont des concubines. Les célibataires sont fiers de montrer leurs jolies partenaires sexuelles.

Pour la première fois je me trouvais confronter aux réalités de la guerre vécue en temps réel. Etant né pendant la deuxième guerre mondiale, j'ai très souvent entendu parler des restrictions sous l'occupation allemande et mes études universitaires en histoire m'ont éclairé sur cette douloureuse période de l'histoire de mon pays. Mais je ne m'étais jamais senti concerné, ni menacé. Cette fois-ci j'allais devoir faire face aux désagréments de cette situation de guerre pendant deux ans.

J'ai également appris que les coopérants français faisaient venir gratuitement voiture et meubles d'habitation qu'ils pouvaient revendre sur place à des prix avantageux en les déclarant volés, ce qui leur permettait d'avoir une seconde fournée de biens toujours gratuits à revendre, un moyen de s'enrichir facilement. Les meubles étaient vite vendus car les logements étaient meublés, et les voitures vendues au moment de revenir en France pour bénéficier de leur usage sur place.

J'ai demandé à mes jeunes collègues s'il était possible de voyager dans le pays et de visiter les plantations d'hévéas ou de café. Ils m'ont expliqué que le trafic ferroviaire n'existait plus, remplacé par les vols aériens bon marché et que les routes étaient souvent fermées par les Vietcongs, rendant le trafic routier incertain autant que perturbé et qu'il était toujours risqué d'entreprendre des voyages par route. A cet effet, les Américains financent des tarifs bon marché pour la compagnie Air Sud Vietnam, afin qu'elle puisse assurer des déplacements en avion plus sécurisants pour une large majorité de la population du pays.

Michel MICHAUT, professeur de géographie de 1966 à 1968