Arrivée à Saigon, août 1966 (3/3) : Un royal repas

Je ne suis resté que trois jours à Saigon. Avec l'adresse de leur famille restée au pays, donnée par les jumelles vietnamiennes Phuong et Huong étudiantes de la fac de la Sorbonne, désireuses que je rencontre leurs parents, j'ai rendu visite à cette famille Le au 64 rue Gia Long. Je m'y suis d'abord rendu à pied en fin d'après-midi pour prendre contact. Hélas, ignorant qu'en fin de soirée la pluie fait son apparition, je suis sorti sous un soleil radieux, pour me rendre à pied à destination inconnue, dans une ville nouvelle et je me suis prie une averse, une sacrée douche, sans même avoir pu me réfugier sous abri, surpris par ce déluge de la mousson. Je suis arrivée chez les LE, trempé comme une soupe, chemisette, pantalon, chaussettes, souliers à tordre, les cheveux dégoulinant d'eau de pluie. Ssurprise Mme Le a immédiatement demandé à son chauffeur de me ramener à la cité pour me changer. Le chauffeur a gentiment attendu pour me conduire à nouveau chez ses patrons, car la pluie n'avait pas encore cessé.

J'ai fais la connaissance des deux autres petites sœurs, Mai et Lan, des jumelles à Paris. Je fus surpris de constater que les deux sœurs saïgonnaises, ne manquaient point de charme, alors que les jumelles Phuong et Huong m'avaient paru ne point en avoir. Toutes deux me parurent très mignonnes, surtout l'aînée Mai, devenue bachelière. Pour la première fois, je découvrais le charme asiatique. Mai était rieuse, avenante, adorable, atant terminé sa scolarité lycéenne ; Lan plus discrète, réservée, devant entrer en première. Mai m'a immédiatement invité à son dîner d'adieu avec ses camarades du lycée Marie Curie, qui avait lieu à 19 heures dans un restaurant en ville loué à cet effet. J'ai eu droit à leur voiture pour le trajet. Très vite j'ai été séduit par Mai et son comportement à mon égard. À ses yeux, j'étais un jeune honorable prof et non un étudiant recommandé par ses frangines parisiennes. Je ne manquaient pas de donner de leur nouvelles, notamment de Phuong, brillante étudiante en licence géo, et de décrire leur appartement à Montrouge, où les jumelles m'avaient invité à dîner un soir avant mon départ pour le Vietnam.

Mai venant de passer son deuxième bac. Je la félicitais, comme Lan déjà en première ; ce n'était pas de la flatterie, car moi j'ai eu du mal à réussir les deux bachots et j'étais admiratif que des étrangères puissent réussir des examens difficiles à acquérir. Mai est vite devenue à mes yeux séduisante, car enjouée et très agréable de rapport. Elle me faisait un grand honneur de m'inviter à ce repas d'adieu, pourtant très personnel, au lieu de me laisser dîner avec ses parents.

J'ai souvenir que le restau en ville était sur pilotis au-dessus de l'eau sans doute du fleuve, une surprise pour moi débarquant en ce pays inconnu. Dans ce restau, tous les jeunes gens, garçons et filles, avaient pour moi des égards, auxquels je n'avais jamais eu l'occasion d'en avoir antérieurement, étudiant en vélo, mal vus des étudiants français très bourgeois, venant en fac en voiture. Pour me faire goûter la cuisine vietnamienne, Mai n'a pas hésité à recommander aux cuisines du restau de me soigner particulièrement comme client "de haute marque". Une telle considération m'étonnait énormément, car je n'y étais pas habitué. Je fis part à Mai assise à mes côtés de mon étonnement. Mais elle m'a expliqué que pour les élèves vietnamiens j'étais une sorte de lettré, méritant respect et honneur. Je riais de bon cœur de me voir ainsi considéré sans le moindre mérite et malicieusement elle en rajoutait. On riait, on rirait et toute la table s'en amusait.

Cette invitation était bienvenue, car ne pouvant pas manger à la cité faute d'avoir des piastres, j'avais très faim depuis mon débarquement en ce pays et je fis honneur aux mets de ce repas. Mai trouva que j'avais bon appétit ; je lui disais avoir un beau coup de fourchette, expression qu'elle ignorait et la faisait rire, et comme j'ai l'habitude de manger vite fait, j'ajoutais que j'avalais les mets avec un lance-pierre. Comme toutes ces copines de classe que je trouvais également ravissantes, toutes en plus, je me demandais pourquoi en France les filles vietnamiennes n'étaient pas aussi attrayantes qu'ici. Mai ignorait tout de mon langage populeux de mon quartier de la Villette, instruite rigoureusement en un français de Malherbe dans son lycée. Mon parler populaire qui n'a rien avoir avec celui des ses profs l'amusait énormément et j'en rajoutais le plus possible. Cette incroyable complicité avec elle me fit regretter de la voir partir en France pour ses études universitaires et mon affectation à Dalat. Le charme asiatique me touchait de plein fouet.

La famille Le était riche : bel appartement de construction récente en plein centre ville, à deux niveaux, avec un mobilier mêlant le traditionnel asiatique et l'occidental des années 60. Cette famille recrutait des domestiques pour assurer les tâches ménagères. M. Le, patron de son entreprise d'import-export, approvisionnait les journaux du Sud Vietnam en papier, activité très lucrative en temps de guerre avec la présence des Américains. Mai devait partir pour la France pour poursuivre ses études universitaires et rejoindre les jumelles qui disposaient à Montrouge d'un grand appartement, acheté par leur père.

J'ai passé avec elle et ses camarades une mémorable soirée. Je n'apprécie guère généralement les mets nouveaux auxquels je n'ai pas l'habitude. Ce soir-là Mai a commandé un somptueux repas de mets asiatiques des plus variés. Comme je suis français, elle a demandé pour moi des cuisses de grenouilles et ce fut une première car en France j'en avais jamais mangé. Quand j'ai rapporté à Mai, plus bavarde que sa petite soeur Lan discrète et silencieuse, que sa sœur Phuong à Paris, juste avant mon départ pour le Vietnam, m'avait invité au domicile de Montrouge pour me faire goûter de la cuisine vietnamienne que j'ignorais complètement, elle fut surprise d'apprendre qu'il n'existait pas à Paris de restaurants vietnamiens, mais seulement chinois. J'ai ensuite précisé que les mets du restaurant me semblait plus succulents que ceux de sa sœur. Mai m'a alors expliqué que la cuisine familiale ne peut pas rivaliser avec la cuisine gastronomique des restaurants réputés, que dans les familles on pratique une cuisine ordinaire, quotidienne et si soignée soit-elle, elle n'atteint pas un niveau gastronomique des grands cuisiniers de renom en France comme au Vietnam. En tout cas ce soir là, j'ai tout mangé et m'en suis étonné du fait que les mets étaient nouveaux pour mon palais. J'en ai alors conclu que les mets de haute gamme étaient délicieux quelque puisse en être l'origine nationale.

Le repas a eu lieu sur une plate-forme en planches au-dessus des eaux d'une rivière ou d'un fleuve. On entendait le clapotis de l'eau et j'ai demandé si les supports de ce système de pilotis étaient solides, afin d'éviter que nous soyons une pâture pour les piranhas en cas d'effondrement et de bain forcé, ce qui a fait rire toute la tablée.

Ce fut une soirée très gaie et animée, car les convives allaient partir à l'étranger suivre des études universitaires. Ces élèves avaient tous suivi une scolarité dans les deux lycées français de Saigon, celui de Marie Curie pour les filles et de Jean Jacques Rousseau pour les garçons. Mais l'actuel gouvernement sud vietnamien, proaméricain et antifrançais, n'autorisait aucune sortie d'étudiants pour la France, ce qui obligeait les candidats de langue française à demander la Belgique, la Suisse ou le Canada. Cela expliquait pourquoi les étudiants d'origine vietnamienne se faisaient rares à Paris. Mai m'expliqua qu'avec de l'argent et grâce à la corruption des fonctionnaires du pays, il était encore possible d'avoir un visa touristique pour la France surtout pour les filles n'ayant pas d'obligation de service militaire et qu'à Paris on pouvait, pour raison d'études supérieures, obtenir un carte de séjour..

Je m'étonnais de la qualité de langage exprimée par ces élèves vietnamiens et je pensais à l'éducation très bourgeoise que recevait les filles de la famille Le. En effet, à Montrouge, j'ai découvert que Phuong aimait la musique classique. En arrivant à son domicile elle écoutait le concerto pour piano et chœur de Beethoven que je ne connaissais pas. Trouvant cette œuvre remarquable, je l'ai vite acquise sur un microsillon au Marché aux puces de St Ouen. Je garde aussi en souvenir une visite de Phuong rue de Colmar, où sur mon piano elle a déchiffré à vue des courtes œuvres pour piano de Beethoven dans un recueil relié acquis aux Puces chez le libraire Verdier et j'ai trouvé qu'elle avait une pratique avancée du piano. Ce jour là j'ai réalisé que Beethoven avait écrit de multiples petites pièces pour piano introuvables en enregistrement sur microsillon, pièces que Phuong pouvait déchiffrer à vue..

A ce repas, j'ai aussi été confronté aux boissons locales. Mes hôtes m'ont offert du vin, en m'indiquant que le gouvernement interdisait l'importation des vins français et que pour se procurer de véritables bouteilles de vins, il fallait passer par le PX américain, qui lui favorisait l'apport de vins californiens. Résultat aucun vins français dans le pays. Experts en contre façon, les marchands chinois procuraient sur le marché du pays des vins frelatés, fabriqués à partir de l'alcool de riz et présentés dans des bouteilles apparemment d'origine de vins Bordeaux ou Bourgogne, avec des étiquettes parfaitement imitées pour tromper le consommateur.

Bien sûr, les restaurants, les particuliers avaient toujours l'assurance de la part de leur fournisseur d'acquérir un vin d'origine ; mais cela était impossible et comme les gens n'avaient guère l'expérience des bons vins, ni la possibilité de les comparer, le commerce des vins frelatés enrichissait les Chinois. Je me suis vite rendu compte de la différence, car du vin fabriqué à base d'alcool servi à ce restaurant tournait vite la tête et rendait vite pompette, alors qu'auparavant je n'avais jamais connu cela en buvant les bons vins de crus renommés Postillon de mon père.

Côté bière, les Vietnamiens disposaient de la bière 33, qui était de fabrication locale, bon marché, très répandue, concurrencée par les bières américaines en provenance du PX. C'était une bière légère qui ne risquait pas de nous saouler. Donc sur la table étaient des bouteilles de bières 33 des canettes de coca cola et une bouteille de Bordeaux faute de rosé, qui aurait été plus approprié pour accompagner les mets.

Après ce bon repas, Mai et Lan sont retournées en voiture à leur domicile. Mai devant partir le lendemain me fit ses adieux et demanda au chauffeur de me reconduire à la Cité Larégnière.

Ce fut vraiment une merveilleuse soirée, où je me suis fortement imprégné du charme asiatique des jeunes élèves vietnamiennes gracieuses et rieuses. Un véritable enchantement impossible à oublier.

Grâce à une nouvelle moustiquaire, ma deuxième nuit à Saigon fut meilleure. Le ventre plein, et quelque peu pompette avec le vin dit Bordeaux, j'ai pu dormir en me demandant ce qui allait m'attendre à Dalat.

Michel MICHAUT, professeur de géographie de 1966 à 1968