MON ARRIVÉE À DALAT (1)

            Après deux jours passés à Saigon à la cité Larégnière, je me suis retrouvé dans l'avion pour un vol vers Dalat, lieu de mon affectation. J'ignorais tout de cet endroit sinon que cette localité se trouvait sur les hauts plateaux, dont je n'avais pas non plus la moindre idée. Les autres coopérants militaires avaient été affectés à Nhatrang, Hué et Danang sans me rendre compte, comme pour Dalat, de la localisation de ces villes.
            Au Consulat de France, l'attaché d'administration, chargé de l'accueil, avait comme principale recommandation demandé que l'on ne couche pas avec les élèves, du fait que les relations de la France avec le gouvernement vietnamien n'étaient pas au beau fixe et que de tels incidents déplorables perturbaient et compromettraient gravement l'avenir de la coopération dans ce pays. Cette mise en garde me surprenait beaucoup. En France c'était une époque, où jamais, dans les media, on n'avait encore parlé de liaisons sentimentales ou de relations autres entre profs et élèves totalement inconnues et taboues.
            Mes collègues enseignants militaires de la cité Larégnière m'avaient indiqué les risques d'avoir recours à la prostitution, en raison des maladies vénériennes courantes dans le pays et que les officiers américains préféraient prendre une jeune fille vierge comme "seconde épouse", le temps de leur séjour au Vietnam et que la meilleure des solutions pour les célibataires étrangers était de prendre une tiba (Chi ba) également vierge.
            À cette occasion je remarquais que les Français étaient violemment anti-américains. La présence américaine étant selon eux à l'origine de tous les malheurs et désordres au Sud Vietnam.
            Dans l'avion de Dalat, un DC 6 de la compagnie Air Vietnam, qui reliait les grandes villes du pays à des prix modérés, financés par les Américains, je partais en terre inconnue. En France j'avais espéré une affectation au Cambodge, pays sur lequel je m'étais activement renseigné, en achetant un ouvrage de voyage le concernant, alors que ma feuille de route pour le Sud Vietnam ne m'a pas laissé le temps de m'instruire à son sujet.
            Lors de ce vol, la chance a voulu que je me retrouve sur un siège au côté d'un prof M. Berthier déjà en fonction à Dalat avec sa famille. Il m'a appris que j'allais enseigner dans le lycée Yersin, du nom du célèbre docteur ayant découvert le vaccin de la peste.
            J'ai vite sympathisé avec ce prof de français, jeune, ouvert, qui avait déjà une carrière de coopérant en Afrique et Vietnam, partageant comme lui de nombreux intérêts communs comme les sports, la musique classique, la poésie, les actualités et la conquête de l'espace.
            Il m'a aussi expliqué que Dalat était une localité connue pour les villégiatures de vacances, notamment celles du dernier empereur  annamite, Bao Dai et de son épouse. Cette ville n'était qu'à seulement 80 km des plantations du Lam Dong, où je devais entreprendre une étude géographique conseiller par mon prof universitaire M Delvert pour passer mon D.E.S.
            J'ai cru à une aubaine, mais M. Berthier m'a immédiatement informé, qu'il était fortement déconseillé aux coopérants de quitter les villes, lieux de sécurité garantis, alors que les campagnes étaient considérées comme des zones d"insecurited aréas", en raison de la guérilla VC et des opérations militaires des soldats du Sud Vietnam et des GI américains. Pas de chance !!
            Coup sur coup, j'apprenais que les militaires coopérants ne bénéficiaient pas de la gratuité du logement, de la cantine scolaire, ni des transports et voilà qu'en plus quitter les villes était interdit. Tout s'annonçait plutôt mal.
            N'ayant rien prévu financièrement, je n'avais même pas de compte en banque en France, car ce n'était pas alors obligatoire surtout pour les personnes n'exerçant pas un métier, les salaires encore payés en liquide tous les quinze jours sous enveloppe, les jeunes ne disposaient seulement que d'un livret de caisse d'épargne, sans utilité en cette circonstance.
            En plus mes parents répugnaient d'avoir recours au crédit et aux emprunts. Selon eux, on économise préalablement pour tous les achats, car mes parents n'appartenaient pas à la génération de la société de consommation d'après guerre, mais à celle de la thésaurisation du franc or de la Belle Époque
            Je voyageais aussi avec un sac à dos et un sac de couchage, comme pour mes autres expéditions en Amérique dans les tribus amérindiennes ou chez les Kalachs dans l'Hindu Kuch, avec un strict nécessaire, réduit à quelques vêtements, un carnet de voyage, un stylo, un appareil photos, des pellicules, un petite boite d'urgences médicales et une petite trousse de couture préparée par ma mère. Le tout dans un sac à dos léger, pour tout déplacement, toujours conservé sur mes genoux même lors des vols.
            Je n'avais pas pris conscience qu'une coopération d'une durée de deux ansn'avait plus rien avoir, avec des absences de trois mois de mon domicile familial et même la seconde année, ayant bénéficié de vacances d'été de retour au Sud Vietnam, je n'ai pas voulu m'encombrer de lourdes valises pour un voyage avion, préférant avoir mon sac à dos comme bagage à mains, ce qui évite d'avoir à aller chercher ses valises à l'arrivée et de passer ainsi facilement la douane.
            Arrivé à Dalat, M. Berthier m'a immédiatement conduit au lycée Yersin pour me présenter à M Dupont, l'intendant hindou, qui lui m'a conduit dans sa Citroën à la Villa Rose, écrasant au passage un chien, disant que cela ferait un bon repas pour les Tonkinois. J'ignorais que la perte en 1956 de la ville de Pondichéry, capitale de l'Inde française, avait amené les Hindous pondichériens ayant la nationalité française à migrer vers le Sud Vietnam
            L'entrée de mon appartement dans la Villa Rose se situait à l'étage, avec un accès par un escalier latéral au-dessus du garage où logeait une famille VN, les Pouliken. Je trouvais bizarre qu'un garage soit considéré comme un logement et que le locataire de l'entrée principale soit amené à garer son véhicule dans le jardin, devant l'entrée principale de cette villa majestueuse et imposante.
            L'appartement, qui m'était destiné, était meublé, avec un vaste salon, une salle à manger, deux chambres avec chacune une salle de bain et toilette, mais totalement vide de tout ce qui est nécessaire pour y vivre appareils ménagers, réfrigérateur, vaisselles, ustensiles de cuisine et d'entretien, tout ce qui permet d'avoir une vie quotidienne courante.
            M. Dupont m'a remis mon emploi du temps des classes, afin de pouvoir commencer mon enseignement dès lundi, n'ayant que le week-end pour préparer les cours prochains.
            Là encore je n'avais prévu aucun manuel, ni document à cet effet, croyant que le lycée était doté d'une bibliothèque bien fournie. Ce n'était pas encore l'époque des CDI dans les bahuts. Il m'a fallu avoir recours à ma mémoire et à mon acquis universitaire, qui heureusement à cette époque n'était pas de simples UV, mais des programmes couvrant d'énormes sujets et périodes pour les épreuves écrites, comme la colonisation française du 16 au 20 siècles ou l'art et la société en Europe au XVIII siècle et pour les oraux l'ensemble des connaissances à avoir de l'histoire du monde entier de l'Antiquité à la Deuxième Guerre Mondiale, pour toutes les classes du premier et second cycles.
            En visitant l'appartement j'ai découvert, dormant dans la cheminée de la seconde chambre, un énorme serpent, que j'ai considéré comme étant un python. Les Pouliken n'ont signalé que mon logement n'avait pas été utilisé depuis des années, que le serpent était inoffensif, et qu'il fallait seulement ne pas fermer la fenêtre pour que la nuit il puisse sortir s'alimenter. Par la suite j'ai découvert que les armoires des deux chambres étaient des nids de souris, pain béni pour le serpent.
            J'ai passé mon premier week-end en solitaire à préparer mes cours sans regret, car c'était toujours la saison des pluies, qui ne m'invitait guère à mettre le nez dehors.
            En arrivant à Dalat sans ressources financières se posait le problème de l'alimentation en eau et en nourriture.
            Je ne voulais pas que ma naïveté estudiantine soit l'objet d'une dérision préjudiciable à ma réputation d'enseignant en plus d'être nouveau et débutant ; aussi je n'ai jamais parlé de ma situation à quiconque et c'est même la première fois que je l'évoque dans cet écrit, même si mon image risque d'en souffrir auprès de mes anciens élèves vietnamiens qui en feraient lecture.
            Je n'aurais même pas pu avertir mes parents n'ayant pas la monnaie pour me payer un timbre et de toute façon quand on a 25 ans, on n'a plus à jouer à l'enfant et solliciter ses parents ou sa famille. Quand on commet une telle bourde, on doit en supporter seul la responsabilité et s'en arranger sans inquiéter les siens à Paris.
            Je savais qu'une déshydratation peut en quelques jours vous conduire au cimetière, et que ceux qui entament une grève de la faim en ont pour une cinquantaine de jours avant de passer dans l'au-delà. Ce constat m'accordait pas mal de temps pour résoudre le problème de la nourriture, mais peu pour celui de l'eau, qui m'est apparu plus urgent.
            Chez les Kalashs, en très haute altitude montagneuse, leur vallée étroite de l'Hindu Kuch ne permettait pas de souder l'alimentation d'une récolte annuelle à l'autre et la communauté subissait chaque année une inévitable disette, à l'approche des nouvelles moissons en septembre. Pas question d'entamer les premières récoltes avant la fin des moissons. Aussi avec eux, j'ai appris à gérer la faim. Il faut boire beaucoup pour non seulement éviter toute déshydratation. Mais pour occuper l'estomac, qui en digérant l'eau évite de crier famine.
            Les Kalashs vivent le long d'un torrent bien alimenté en eau potable par la fonte des glaces provenant d'un immense glacier himalayen, une eau toujours ruisselante fraîche et limpide. Mais dans l'avion, M. Berthier m'avait mis en garde de ne pas boire l'eau du robinet à Dalat, sans la bouillir préalablement et dans la Villa Rose je n'avais rien à cet effet pour suivre ce précieux conseil.
            En août, la moisson n'était pas encore achevée et l'eau des cieux ne manquait pas sur une région pas encore trop polluée. Mais comment la recueillir ?
            Je me mis en chasse dans les alentours pour trouver des récipients afin de recueillir de l'eau de pluie et avoir au lycée des suppléments d'eau potable. Ce ne fut pas parfait, mais néanmoins salutaire.
            Pour la nourriture, le problème fut beaucoup plus préoccupant. J'ai vite appris que certains profs donnaient des cours privés. Hélas en histoire géo la demande n'existait pas, ces matières secondaires étant sans grand intérêt pour la moyenne générale. En français, anglais ou math c'était possible. Mais on ne pouvait pas me prendre au sérieux dans des disciplines qui n'étaient pas les miennes.
            Des heures supplémentaires, j'en avais pas mal, plus de 22 heures au lieu des 18 réglementaires, mais payés en France et le Ministère des Finances à du attendre septembre 1968 et mon retour définitif au pays pour me payer les honoraires en suspens suite à l'ouverture tardif d'un compte en banque. Résoudre le problème financier de France par une combine de marché noir s'avérait impossible. Alors comment faire ?

 Michel Michaut